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Les Egarés de André Téchiné

Téchiné fait partie de ces cinéastes qui font toujours peu ou prou le même film, comme une obsession martelée malgré les époques de leur vie, de leur film. Ici, pourtant, il s'agit de la seconde guerre mondiale et d'une adaptation. Il y a un jeune homme - toujours chez Téchiné -, et une femme - plus âgée, souvent chez Téchiné. Cette femme est une mère, et une femme - comme la Deneuve de Ma saison préférée et du Lieu du crime. Alors si, comme tous les films de Téchiné, c'est l'histoire d'un apprentissage, c'est celui du jeune homme (17 ans) et plus encore de la femme.


Rien de très original ? Sauf que Téchiné et son scénariste, Gilles Taurand, ont rapatrié une histoire (y compris l'Histoire, 1941) vers l'univers du cinéaste, et elle s'y prête bien : un îlot dans la guerre, un château dans lequel ce qui va se dérouler, c'est bien autre chose qu'un conte. Les quatre personnages se reconstruisent une famille : les deux enfants, le jeune homme, au faux prénom, Yvan, et Odile dont le prénom reste si longtemps tu parce qu'elle n'est d'abord que "maman". Un triangle sans père et un jeune homme sans famille déclinent les possibles. Le fils dit que pour lui Yvan est comme un frère, et Odile prétend un instant qu'il est son fils aîné. Il est donc pour le fils, un modèle (frère et père), un ami, presque un amant (il le déshabille), et pour la mère, un fils, un frère, un substitut de mari (il la demande en mariage dans une scène franchement comique, et belle), puis un amant. Yvan aussi teste les possibles en se racontant à travers des fictions, plus vraies qu'il ne le pense lui-même. La relation qu'il entretient avec le jeune adolescent est très proche de celle, à trois, là aussi avec la mère, du Lieu du crime. Le Jeune Voyou, la Mère Femme, et l'Enfant qui devient Homme sont les archétypes téchiniens, rendus humains à chaque film par leur évolution, par leur indécidabilité même.


Si dans Les Egarés, les places ne sont pas fixes, les relations sont fondées sur l'échange. L'ancienne institutrice apprend à Yvan à lire et l'amour, mais lui lui donne de la force. A la fin des Roseaux sauvages, Elodie Bouchez disait à son amant d'un après-midi, son ennemi à qui elle s'était donnée pour la première fois : pars, pars, tu m'as donné de la force, et j'espère t'en avoir donné moi aussi, sinon c'est que j'ai échoué. Les personnages de Téchiné s'échangent de la force, se heurtent, se déchirent parfois, mais ressortent grandis, différents.


C'est pour cela qu'il y un rythme étrange dans le film, un rythme qui s'accélère, et des transitions qui se passent dans le silence. Fondu enchaîné, après fondu enchaîné, noir soudain alors qu'un personnage court, les raccords sont à la fois une tombée - de la nuit - et une coupure.


Entre ces raccords il y a d'autres plans qui frisent parfois l'abstraction. Emmanuelle Béart dans son bain : son visage au ralenti se reflète. Elle se sépare et se réunit sans cesse. Les gros plans reviennent comme une obsession. Téchiné semble scruter son visage : qu'est-ce qui a changé ? Dans le film, et par rapport à un autre film de Téchiné avec Béart grimée en Louise Brooks, une pute et une amoureuse. C'était il y a dix ans, J'embrasse pas. Il y a même une scène reprise de ce film, Béart en prison s’urinait dessus, ici c'est sous l'effet de la peur des bombes, et elle l'avoue, mère et petite fille à la fois, à sa propre fille surprise. Comme dans ce film, mais avec un léger effet d'inversion (elle était second rôle, là elle est héroïne), elle est une étape dans la quête d'un jeune homme, et ici c'est elle qui pendant longtemps "n'embrasse pas".


Les gros plans reviennent donc sur elle, incessants, comme coupés du reste du film, ils racontent une histoire, la même pourtant. Le plus souvent elle est silencieuse et regarde vers le bas; quelquefois l'image se fige presque, effet du ralenti. C'est là aussi que Béart cesse d'être Béart : une fois sur deux elle joue à la Béart, et c'est bien, une fois sur deux elle est comme différente, inédite, et c'est bouleversant. Il faut voir les visages des deux amoureux après l'amour : dans une lumière orangée, ils n'ont jamais été aussi beaux. C'est un film d'école buissonnière, de nature et de coucher de soleil.


Les visages et les corps. L'apprentissage passe par le physique, par la nourriture, par le fait qu'on se pisse dessus, qu'on se lave, qu'on fasse l'amour. Le réalisme le plus cru se mêle au lyrisme le plus fougueux, même dans ce film d'époque, trop bien écrit, trop bien éclairé. Quand les deux corps s'unissent enfin, la scène est sensuelle, un gros plan parcourt les corps emmêlés dans la nuit, glisse dans l'étreinte, dans la continuité du plan. On se perd sur une bouche, sur des hanches. C'est une belle scène d'amour, une scène digne d'En chair et en os d'Almodovar. Les deux corps se sont rencontrés, il a fallu un trajet, un long trajet pour sortir Odile de sa voiture, pour l'emmener sur des sentiers perdus, en faire la maîtresse d'un lieu, comme dans un jeu d'enfant - Yvan construit une cabane -, et la faire déchoir de son faux rôle de mère parfaite pour lui donner une vérité.


Ce qui intéresse Téchiné, ce n'est pas la représentation exhaustive de l'Histoire, heureusement ; ce sont les personnages et leurs passions. Il y a bien du réel, mais il est métonymique. Une route et des voitures suffissent à évoquer la débâcle. Quand des soldats pénètrent dans l'antre sacré de la maison, ils ne jouent pas le rôle prévu par le conte des enfants - Yvan compris -, mais ils ramènent du réel et annoncent le retour à l'ordre, forcément cruel.


Les personnages sont irréductibles, irréductibles à une place, un rôle, ce sont bien des égarés : ils se trompent, se cherchent, et rencontrent quelque chose comme le début d'une grâce, la reconquête d'un paradis perdu, avant de le perdre. Dans une école, il y a ce plan devant le tableau, cette femme qui s'écroule et se relève, ment et sourit comme elle l'a déjà fait quelques fois, mais là elle n'a jamais été si forte et si brisée à la fois. Elle est devenue autre et redevenue mère. Ce qui est si beau chez Téchiné, c'est ce détour, cet aller simple vers un lieu qu'on ne connaît pas et dont on ne revient jamais vraiment. Plus jamais on ne sera les mêmes.

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