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Et la vie de Denis Gheerbrant

“Longtemps, j’ai cru que les autres avaient en eux le savoir de la vie – je pouvais les regarder. Mais quand j’ai voulu m’approcher, ils m’ont regardé à leur tour.” Le Voyage à la mer, voix off.

Si c’est par le biais de la prise de vue que Denis Gheerbrant (né en 1948) s’est initié au cinéma, la caractéristique la plus frappante de ce documentariste est son « oreille absolue » : chacun de ses films fait l’effort de se déplacer pour tendre l’oreille vers l’autre et l’amener par le dialogue à faire advenir sa propre parole. Comme en ethnologie contemporaine donc, celui qui filme (souvent seul, voyageant à travers des zones désindustrialisées de France dans Et la vie ou campant sur la côte méditerranéenne dans Le Voyage à la mer) s’embarque avec ceux qu’il observe. Au risque, chaque fois, de ne pas en revenir…





Tourné de 1989 à 1991, Et la vie (95mn) ressort en novembre 2002 dans le cadre du Mois du documentaire. Les paroles qu’il recueille, mots de petites gens qui racontent leur quotidien, nous apparaissent, dix ans après, comme agréablement datés, attendrissants, à la limite de la naïveté. Mais à bien y regarder, l’impression d’une douceur enfantine qui émane des propos de ces provinciaux de tous âges provient moins du fait que Gheerbrant dédie le film à son jeune fils qui apprend encore à parler, qu’aux balbutiements d’une prise de conscience de nouvelles réalités sociales, à savoir que le travail, c’est désormais avant tout le chômage ou la précarité.


Ce qui s’est replié pour les gens avec lesquels « l’homme à la caméra » s’entretient, c’est tout simplement un horizon de possibles, même si certains ont à peine conscience de ce rétrécissement (un accouchement filmé place, au centre du film et en écho à son titre, quelque espoir…). Les premiers plans du film sont à cet égard révélateurs d’une vacuité non pas construite de toutes pièces par Gheerbrant, mais recueillie dans toute son ambiguïté : arrivé dans une petite ville du Nord, le documentariste descend de voiture et pointe sa caméra sur un carrefour. Une voiture passe dans le champ, il la suit, une autre passe dans la direction opposée, il la suit également, revient au centre ; on attend en vain l’événement, « l’entrée », le début d’une dramaturgie. Une fois passés ces premiers moments de désoeuvrement, la caméra suit un jeune homme dans sa maison, après avoir poliment demandé la permission d’entrer. Plus tard, un autre jeune homme interrogé avec à l’arrière plan un terril et qui parle de la fermeture de la mine locale, affirmera n’être parti qu’une fois en vacances, à 60 kilomètres… Plus tard encore, un conducteur de pelleteuse, parlera de son enfance malheureuse, de son expérience de la drogue ; au moment où il lâche, au détour d’une phrase, qu’il est séropositif, on est frappé de stupeur. La raison de ce coup au cœur est que les quelques minutes d’entretien ont déjà fait de Daniel, pour nous, un être d’une épaisseur psychologique remarquable, un frère au-delà des barrières de classes : jamais Gheerbrant ne nous présente ses interlocuteurs comme des représentants, des catégories (ici « le séropositif »), il laisse l’occasion à leur parole jamais entendue au cinéma (et si peu à la télévision, qui préfère faire ânonner des perroquets ou observer les pauvres comme des animaux de zoo) de se découvrir à elles-mêmes.


C’est de ce même principe que découle la réussite du très beau La Vie est immense et pleine de dangers (80mn, 1995). Au lieu de traverser des lieux très différents pour recueillir des paroles singulières mais similaires, Gheerbrant choisit de passer plusieurs mois dans un service hospitalier où sont soignés des enfants cancéreux. Il aurait pu observer le fonctionnement de l’institution (comme le fit par exemple Fred Wiseman dans Hospital,1971, ou récemment Jean-Paul Andrieu dans Etats de service, 2000). Mais non : il s’attache à quelques enfants, et principalement à Cédric, 8 ans, qui lui décrit la boule « de la taille d’un pamplemousse » qu’il a dans le ventre. Le sujet du film, comme son titre l’indique, c’est moins l’enfance que notre peur à tous de la mort (Cédric dit au début de son séjour à l’hôpital qu’il a « un petit peu peur mais ça fait pas peur »). C’est sous l’angle d’une initiation à la mort que Gheerbrant regarde la maladie, permettant du même coup aux enfants à qui il parle de convertir leur souffrance en questionnement sur la vie. « Qu’est-ce que ça fait découvrir ? », demande-t-il à Cédric. « – Que la vie, c’est immense et plein de dangers, qu’il faut faire attention de pas se faire écraser, qu’il faut pas attraper froid ». A ce point de densité du dialogue, la présence de « Denis » derrière sa caméra se fait presque écoute analytique. A l’opposé d’un Fred Wiseman, qui prône la transparence du réalisateur à son objet et prétend qu’au fond, la présence d’une caméra ne modifie pas le réel qu’elle enregistre, Gheerbrant postule que la caméra, par le dialogue qu’elle instaure ou la fascination qu’elle provoque, peut énormément. Le contexte très difficile de La Vie est immense… (plusieurs enfants disparaissent au cours du tournage) le mène à la limite de son postulat, puisque son séjour auprès des malades ne peut avoir d’influence sur leur guérison (Gheerbrant ne peut s’empêcher, cependant, en s’intéressant de plus près à Cédric, de faire implicitement le pari de son rétablissement). La mort est donc ce qui rapproche le cinéaste de ses jeunes interlocuteurs (en tant que condition existentielle), et ce qui les sépare d’eux irrémédiablement.

Suivant également quelques préadolescents, mais davantage centré sur l’institution dont ils font partie (un collège de la banlieue nord de Paris), Grands comme le monde (1999, 90mn) s’intéresse également à la peur de l’avenir qu’ont les collégiens. S’il ne s’agit pas directement de mort comme chez les cancéreux, la vie leur apparaît tout aussi « immense et pleine de dangers » : l’un d’eux avoue qu’il n’a guère hâte de grandir, car cela consiste à « mourir, travailler, faire des trucs plus compliqués »… On est loin des têtes blondes relativement insouciantes de Etre et avoir et la mort elle-même affleure (ainsi, le personnage central – car il y a bien transformation, par le montage du documentaire, des personnes en personnages –, Oumarou, un Noir d’une douzaine d’années sur le point d’être renvoyé parce qu’il se bat sans cesse avec des camarades, se plaît à débiter des tirades d’un fatalisme plombant : « Ainsi va la vie… et la vie va jusqu’à la tombe »). On perçoit, plus qu’ailleurs chez Gheerbrant, que le film ne conserve que les traces, le substrat d’une relation qui s’est nouée entre ces jeunes et lui ; certains dialogues en deviennent allusifs : « [Denis] : – Tu as déjà tout vécu… Je ne sais pas si je peux le dire devant la caméra… Il y a les femmes… Tu veux que je te fasse un dessin ? – [Oumarou] Ah, tu parles des relations sexuelles ? Fallait le dire ! » De cette conversation, le cinéaste a conservé non pas les faits (l’anecdote à laquelle il fait allusion) mais les marques de l’intersubjectivité, le jeune qui se décale d’un cran pour pointer la gêne de l’adulte et le dépouiller de ses précautions oratoires. Denis Gheerbrant est décidément à la recherche de leçons, non pas à donner, mais à prendre, d’où qu’elles viennent – et si possible du lieu le plus inattendu.





Pour son dernier film en date, Gheerbrant a repris son itinérance, cette fois sur la côte méridionale française de Perpignan à la Riviera, et a planté sa caméra en même temps que sa tente à Palavas-les-flots et dans d’autres campings. Le résultat est un étrange Voyage à la mer (87’, 2001), où Gheerbrant est bien le seul à voyager puisque les vacanciers semblent effectivement « plantés » dans leur camping, extraits provisoirement de leur Nord natal mais extrêmement attachés à leurs habitudes. On ne vient certes pas dans un camping pour « découvrir » mais plutôt pour se payer pour un mois de nouveaux voisins, pour jouer à la dînette avec de la vaisselle en plastique, pour que le travail finisse par vous manquer.


Tout en étant plus léger par son sujet, Le Voyage à la mer laisse une impression assez cafardeuse, tant chacun semble transporter sa douleur et la déballer comme au pique-nique à ciel ouvert. Où, sinon en vacances, les gens dont le métier les fatigue et les dévore auraient-ils le temps de penser à leur travail, à leur rythme de vie ? Interviewés, ils donnent ici encore l’impression de prendre conscience de l’aspect désagréable de leur mode de vie répétitif (ainsi de cet homme qui adore ses enfants mais ne les voit jamais car il a des horaires décalés). Seul un jeune homme, qui ne diffère des campeurs que parce qu’il ne loge pas dans une tente mais dans un camping car, nous permet de respirer face à ces vacanciers travaillés par leur travail : Olivier, la vingtaine, voyage toute l’année, en marge de la société qui lui « pèse un peu quand même », « voire beaucoup ». Après les tranches de vies fades que l’on vient d’ingurgiter, du CRS à la retraite à l’aide-soignante en dépression, les silences d’Olivier, son regard vers la mer, nous soulagent un peu. Le Voyage à la mer vient peut-être marquer une rupture dans la position de Denis Gheerbrant face à ceux qu’il filme, ou du moins toucher à une limite de sa méthode dialoguée. Car au fond, entre celui venu pour filmer et dont l’œuvre, de retour, sera projeté sur un écran, et ses voisins de tente, pour qui l’habitacle mou sera bientôt replié jusqu’à l’année prochaine, le sens du mot toile n’a jamais semblé aussi différent…

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