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Etre et avoir de Nicolas Philibert

Il y a au moins deux films dans Etre et avoir : un tableau qui pourrait s’intituler « enseignant avec classe en campagne », tant la classe unique de treize enfants petits et grands de ce village d’Auvergne semble d’un autre âge. Et puis, un autre film dans ses marges, sorte d’appendice aux magnifiques Profisl paysans 1 : l’approche de Raymond Depardon (2001) ou de variation rurale sur l’école dans le genre des fameux documentaires télévisés de Daniel Karlin et Rémi Lainé.

Une fourgonnette de ramassage scolaire fonce parmi les routes enneigées; de hauts mélèzes froufroutent au vent dans un silence inquiétant; l’école – à peine différente d’une maison, avec sa grille et son banc de rondins; et puis la classe, à peine différente d’une famille : « Monsieur, là on est le matin ou l’après-midi ? », s’enquiert Jojo, 4 ans, assis devant le poêle. Une sorte de torpeur hivernale enveloppe l’atmosphère feutrée, que cette phrase de dictée semble commenter avec ironie : « Une folle gaîté régnait pendant nos récréations. Point. »

Le film-tableau, bien sûr, ne manque pas de touches colorées, mots d’enfants hilarants ou tendresse immense de l’instituteur, père et mère tout à la fois, attentif à chacun, préparant les coloriages des petits tandis qu’il fait lire les moyens et multiplier les grands. A ce titre, et malgré les intentions premières de son réalisateur, Etre et avoir est un portrait, celui d’un homme proche de la retraite mais dont la gorge se noue chaque année au moment du départ pour les grandes vacances, fils d’ouvrier agricole, pur produit d’une ascension sociale chèrement payée par ses parents. Un portrait presque hagiographique, tant les capacités de compréhension de l’instituteur dépassent l’instruction pour flirter avec la pédo-psychiatrie ou le maternage de subsitution.

Le déroulement harmonieux des activités de cette classe, saison après saison, est accompagné dans un montage presque lyrique par les marques climatiques des changements, vent de printemps dans les frondaisons denses, lumière magnifique de champs ensoleillés… Cela, fruit d’un travail remarquable (tournage sans lumière ajoutée, « bonne » distance avec les enfants, sélection judicieuse parmi soixante heures de rushes), c’est la partie « Etre » de Etre et avoir : d’adorables petits d’homme en devenir participent à une micro-utopie à l’équilibre parfait – et dont les spectateurs professeurs en banlieue savoureront chaque seconde, rêveurs.

Mais le film tomberait vite dans la complaisance (« Sont-ils mignons ! ») si, autour de ce microcosme dans lequel les ciseaux ont des bouts ronds et les feutres une encre lavable, on ne voyait poindre, excentrée mais nette, l’autre partie de cet iceberg qu’est la vie en communauté : « l’avoir » des familles de ces enfants, les conditions sociales de chacun. Cela se passe « hors-classe » (comme on dit « hors-champ » au cinéma), hors du cocon égalitariste de l’école qui mélange petits et grands, enfants loquaces et mutiques, introvertis et extravertis.

A ce que l’on en devine, les enfants ont souvent pour parents des vachers, des cultivateurs, des paysans propriétaires parfois. C’est chez l’un des garçons les plus âgés, Julien (on le nomme ici car presque chacun des treize enfants devient, au sens pleinement fictionnel aussi, un personnage) que le documentariste passe le plus de temps hors de l’école. Agé de dix ans, Julien prépare un repas pour sa petite sœur en l’absence de ses parents, nettoie l’étable, bref, participe à la vie de la ferme. Mais une scène le montre en train de faire ses devoirs avec sa mère, qui s’impatiente devant une multiplication récalcitrante. Bientôt, toute la famille, groupée autour du cahier, y va de son fond de mémoire pour résoudre l’équation. Comme certaines scènes de La Moindre des choses (un documentaire du même réalisateur (1996) qui filmait des patients de l’institution psychiatrique de La Borde), celle-ci peut mettre mal à l’aise en même temps qu’elle fait rire : ne rit-on pas au fond, nous spectateurs qui allons au cinéma voir un documentaire (dans quel cinéma irait-on le voir, au cœur du Livradois Forez ?), du manque d’instruction de ces paysans ? Ce doute ouvre en fait une brèche qui, au lieu d’invalider le propos du film, l’enrichit encore davantage en nous forçant, en une approche familière des « ethnologues urbains », à penser nous-mêmes notre système de vie, qu’il soit urbain ou rural. Comment vivre ensemble ? est bien l’ultime question que pose ce film moins optimiste qu’il n’y paraît, et à laquelle il esquisse une réponse dans une utopie pédagogique fragile et temporaire.

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